Destiny [pv Desmond]

Ce doit être mon moment préféré dans la journée. Celui où je n'ai absolument rien à faire, aucun client, rien pour me distraire. Vraiment, c'est le pied le plus total. Je regarde les gens passer dans le mail. Personne ne se retourne vers la boutique punk-goth-rock où je bosse. JE M'ENNUIE ! Je me fais réellement chier, assit derrière le comptoir sur une boîte en carton, à regarder mes ongles pousser. Je déteste les dimanches matins. Je déteste encore plus les dimanches matins où il fait beau, parce que personne – pratiquement personne – ne vient faire les boutiques. Et on se retrouve avec le résultat classique du petit Alex qui se poigne le cul à deux mains. Normalement je n'ai pas le temps de m'asseoir que quelqu'un surgit. Pourquoi est-ce qu'aujourd'hui ce n'Est pas comme ça ? J'ai l'impression d'avoir assez d'énergie pour accueillir des dizaines de clients, tous en même temps… mais personne ne passe. Il y a bien un vieillard ridé et barbu qui est entré tout à l'heure, mais il puait et m'a demandé si je vendais des cigarettes… J'ai l'air d'en avoir peut-être ? Non… On vend du linge ici, des bottes, tout plein d'accessoires, mais pas de clopes, désolé !

En plus j'étais tout seul pour faire l'ouverture, tout seul, sans ami. Sans collègue sympa pour me faire rigoler, se mettre tout plein de chapeaux sur la tête et singer les clients marrants. Non, je suis désespérément seul, et il n'y a personne pour me faire passer le temps plus vite. J'ai seulement une demi heure de fait sur une journée de huit heures. Berk berk berk !

Tout à coup, bien planqué derrière le comptoir de métal, j'entends le son de grosses bottes qui résonnent sur le plancher, sur notre plancher ! Génial. Un client donc. Motivé, je bondis sur mes pieds. Oh mais Alex, quelle impression tu donnes de surgir comme ça de derrière le comptoir ? Rapidement, j'attrape une bouteille de produit nettoyant et en asperge le comptoir. Et voilà, ni vu ni connu.

-Bonjour, je lance gaiement à mon premier client de la journée.

Et quel client ! Bon sang, je crois n'avoir jamais vu une personne si… imposante et… m'as-tu-vu que ce type. Il me tourne le dos, mais il n'en reste pas moins impressionnant. Il doit faire plus de six pieds – très facilement – et peser pas loin du deux cent livres. Oh pas de gras, mais en muscles, il doit peser lourd, mais alors là vraiment très lourd. Mon regard le parcourt lentement. Longs cheveux noirs, vêtements sombres agrémentés de cuir, de clous divers et de symboles que je soupçonne d'être sataniques.

-Bonjour, dit-il à mi-voix tout en continuant de regarder nos étalages.

Un chiffon à la main, je frotte avec zèle le comptoir déjà propre – je l'avais lavé plus tôt parce que je m'ennuyais.

-Je peux f…

L'inconnu s'est tourné vers moi et me fixe de toute sa hauteur en s'approchant de mon emplacement actuel. Alors si je m'attendais à ça…

I like a big car cause I'm a big star

La musique vibre mes tympans, emplissant ma tête de sa mélodie entraînante. Mes doigts tapotent mon lecteur de musique en vue d’augmenter le volume. La voix rauque de Marilyn Manson résonne dans ma tête comme s’il me chantonnait sa chanson, comme si ses chants obscènes devenaient, pour moi, une douce berceuse. Bien que je semble distrait par cette chanson, mon attention est, par contre, rivée vers cette boutique où l’objet de mon désir se morfond d’ennui au comptoir, patientant qu’un client miséricordieux vienne le tirer de ce moment pénible. Je souris pour moi-même, observant une fois de plus les alentours sans m’avancer, toutefois. Un vieil homme à l’allure grotesque et vêtu de loques, de haillons crasseux et de morceaux non-identifiables pénètre dans mon lieu de chasse, m’arrachant, par son intervention subite, un rictus méprisable. Encore quelques instants. Ma proie ne pourra pas s’échapper, ignorant ce qui se trame. La pauvre. La pauvre ? Non, il ne faut pas la plaindre, cette proie. Elle va connaître le plus grand des honneurs en s’apercevant l’intérêt que je lui porte. Oui, elle va rougir et n’arrivera pas à croire quelle chance elle a. Je me permets un rire faible. Ma chose ne sait pas qu’elle est née sous une bonne étoile. Quelle chance, j’en conviens.

L’homme, clopinant et jurant dans sa barbe, émerge du magasin et se mélange à la foule. Je détourne mon regard, je le glisse vers l’établissement qui m’intéresse et examine une fois de plus l’employé qui bâille aux corneilles. C’est le moment. Mes pieds me transportent jusqu'à la porte où les heures d’ouverture de la boutique sont indiquées et là où je peux aisément épier le jeune homme, concentré à s’endormir, bien confortablement avachi contre le comptoir principal. Joli mâle. Mes yeux dévalent les formes de son corps, s’immobilisent sur ses mains robustes, sur sa gorge qui m’apparaît, ma foi, fort succulente, sur cette bouche parfaite et provocatrice, sur ses bras désirables, sur la courbe de ses fesses et … à cet endroit. Oh non, Desmond. Pour le moment, suis le plan et ensuite tu pourras recevoir ta récompense.

Je pousse la porte.

Je remarque qu’il se réveille, qu’il est même enjoué d’avoir un client pour le désennuyer. Rapidement, je retire les écouteurs de mes oreilles et les serre dans l’une de mes poches. Jouant l’homme indifférent, je pivote lentement sur mes talons, parcourant les étalages de mes prunelles froides et pétillantes de malice. Ses pas se font entendre derrière moi, c’est à peine s’il n’accoure pas à mes côtés. Il se fige dès que je me tourne vers lui, écarquillant ses yeux, la bouche béante. Oui, je sais. Je suis d’une beauté sans égal. Je suis somptueux, merveilleux même, voire splendide. Un individu de mon envergure ne laisse personne de marbre. Son expression ahurie me satisfait.

-Si vous pouvez faire quelque chose pour moi ? dis-je en terminant sa phrase.

Ma voix est un murmure suave, langoureux et plaisant pour toute oreille. L’effet escompté ne se produit pas. Le jeune frémit, marmonne et hoche la tête. Je m’attendais ce qu’il fonde, voire qu’il se rue sur ma personne et me supplie de … Allons bon Desmund, reviens un peu sur terre. Le plan n’était pas qu’il se jette à ton cou, mais bien que tu l’impressionnes, ce qui semble fonctionner.

-En fait, - je m’approche de ma jeune proie perplexe – je suis venu porter mon nom pour travailler dans cet endroit. J’ai cru remarqué que vous recherchez du personnel.

Je ne croyais pas cela possible, mais sa mâchoire pend davantage. Va-t-elle se décrocher, je me le demande. Esquissant l’ombre d’un sourire, je profite de son ébahissement pour lui insérer mon CV entre les mains.
-Je suis disponible à temps plein, j’affirme. Comme requis, j’ai de l’expérience. Ton gérant est absent ? N’est-ce pas ?

Oh, je n’ai pas besoin d’une réponse étant donné que j’ai absolument tout planifié.

-Euh…Oui, dit-il en raclant la gorge.

Nous échangeons un long regard. Oh … Je vais travailler ici et, une fois cette partie de mon plan achevée, je pourrai focaliser tout mon temps sur toi. Je lui souris.

ÇA ? Travailler ici ? Avec moi ? Je veux bien avouer qu'il a le profil freak de l'emploi, mais il y a une certaine limite à respecter quand même. On n'engagera jamais un type avec un air aussi dangereux que lui. À la limite je le qualifierais de tueur, juste avec son regard – rendu franchement bizarre par des verres de contact colorés, l'un rouge et l'autre bleu clair avec une croix faisant office de pupille. Mouais… Étrange le mec. En plus il n'est vêtu que de noir, et les nombreux piercings dans son visage font leur effet. Si je n'était pas en sécurité à mon comptoir, j'aurais vraiment la trouille.

-Excellent, tu lui donneras ceci, affirme-t-il avec un sourire, un sourire à vous glacer le sang dans les veines.

Je ne sais pas pourquoi, mais la manière dont il m'a dit "excellent" ne me laisse rien présager de bon. Qu'est-ce qu'il veut à la fin ? Il n'achètera rien ici, car je suis persuadé – oui oui – que nous n'avons pas sa taille de vêtements. Il ne travaillera pas ici, parce qu'il me fout la trouille et que je refuse de donner ce cv – aussi impeccable soit-il – à mon boss.

-J'lui dirai qu'un aspirant employé est passé quand j'la verrai. Elle vous contactera si ça lui convient.

Ne surtout pas lui confirmer qu'on est présentement en recherche d'employés. Bon d'accord, depuis que l'affiche est là, on n'a pas eu d'autres offres, et Adonis, moi et la patronne, c'est pas super efficace, même si on fait notre possible pour arriver au bout de la semaine. Je jette un dernier coup d'œil à son cv et le glisse sous le comptoir: j'irai le jeter quand ce… Desmond sera hors de vue.

-Ressortez-le, ordonne-t-il doucement. Vous n'avez pas noté mes disponibilités.

-Je les garde en tête, j'affirme. Temps plein.

-Notez-les, réitère-t-il, à la limite comme un maître qui ne s'est pas fait obéir par son chien du premier coup.

À contrecœur, je ressors les feuilles de papiers, cherche un stylo dans le bordel des employés et note ça, de très mauvaise foi, même si mon sourire affirme le contraire. Comme toujours.

-Voilà, con…

-Vous avez de très beaux yeux, dit-il.

Mon sourire tombe aussitôt, mon visage prend une toute nouvelle expression.

-Mes yeux sont noirs, moches et sans personnalité. Merci mais, non merci, je dis sèchement avant de me détourner pour faire semblant de vérifier un truc sur la caisse. Passez une bonne journée.

Oh…Je te vois qui déchire mon CV avant de le jeter dans une poubelle. Vilaine créature. Tu mérites une bonne punition. Je compte bien te châtrer pour ton acte audacieux, mais je savais que tu agirais ainsi. Oh oui…J’avais tout planifié. Mon plan est infaillible. Tu ne peux pas le ruiner, tu ne peux pas contourner ta destinée, celle que j’ai bâtie pour toi. Pour moi. Pour nous. Je savais qu’une fois retourner dans la rue, toi, près de ta caisse, tu détruirais ces feuilles portant ma candidature au poste de vendeur. Non, tu ne veux pas un être comme moi dans tes pattes, ma présence serait pour toi un danger, une menace planant au-dessus de ta jolie tête. Si jolie, cette tête. Comme ce corps. Tout beau. Parfait. Délicieux. Toutefois, tu ignores tout. Tu ne devines pas que je suis ici, planté dans un coin sombre, t’épiant, capturant des images de toi dans ma mémoire. Tu ne sais pas que ce soir, je m’endormirai en te visualisant. Toi sur ton tabouret, ennuyé. Toi près des vitrines, songeur. Toi nettoyant la boutique, rêveur. Toi bavardant avec les autres employés, ravi. Alors, j’imaginerai des scénarios fous. Des scénarios que je ne vous dévoilerai même pas, lecteurs.

Non, tu crois peut-être que je suis parti pour de bon, ne te doutant aucunement que demain je reviendrai porter un autre CV jusqu’au moment où tu daigneras les remettre de main propre à ton patron. Tu sauras alors que je suis déterminé à travailler dans cette boutique. Tu te demanderas sans doute pourquoi ? Je te veux. Mais ça…tu ne le sauras pas avant que je l’aie décidé. Oh mais…tu soupçonneras mes raisons de te tourner autour, de t’accorder mon attention et mes avances, cependant tu nieras la vérité. Je t’ai observé…Je t’observe depuis un log moment. Un homme comme toi…Ça ne tend pas les fesses devant un homme comme moi.

-Encore toi ! réplique-t-il en me foudroyant d’un regard noir.

Oh oui, mon trésor. Je ne me lasse jamais de te voir et de t’entendre. Tu ne le sais peut-être pas, mais je t’ai suivi toute la soirée hier. Savourant tes éclats de rire, jalousant tes amis et cette idiote perchée à ton bras. Ensuite, je t’ai accompagné jusqu’à ta demeure, craignant qu’il ne t’arrive un quelconque malheur. J’ai rencontré ton père et ta sœur. Je ne les apprécie pas. Non. Ils te font mal. Personne ne doit te faire mal.
J’acquiesce. M’approchant du comptoir de la caisse, je l’aperçois frémir lorsque je dépose un deuxième CV sur la vitre. Nous échangeons un regard, lui interdit et moi enjoué. Un silence tendu s’impose dans la boutique. Les quelques clients présents discutent entre eux, ne se préoccupant nullement de nous deux. C’est bien. Très bien même. Je l’ai pour moi tout seul.

-Hier, j’ai remarqué que vous vous étiez trompé d’endroit pour ranger mon CV. Au lieu de l’entreposer dans l’un des tiroirs, vous l’aviez perdu dans une poubelle. C’est troublant. Alors, en bon gentleman que je suis, je me suis permis de revenir donner mon nom étant donné que je tiens à travailler dans cette charmante boutique.

La commissure droite de ses lèvres tremble de frustration, ses paupières se plissent de méchanceté et ses pommettes rondes s’empourprent rapidement.

Je lui souris. Parfaitement à mon aise.

Je n'en reviens pas ! Comment ce mec a fait pour savoir que j'avais jeté son cv. Il me semble que j'avais bien attendu qu'il soit hors de vue pour le faire. Une petite vois dans ma tête me dit que peut-être il m'espionnait. Allons donc Alex, tu deviens paranoïaque. Oui d'accord, hier j'avais l'impression étrange qu'on m'avait suivi toute la soirée, jusqu'à chez moi, et l'impression d'être observée ne s'est estompée que lorsque je me suis trouvé dans ma chambre, les rideaux tellement tirés que l'on aurait pu croire qu'ils étaient hermétiques. C'est peut-être lui qui t'as suivi toute la soirée … ALEX !! C'est absurde voyons. Non, peut-être que ce type veut vraiment le boulot et qu'il applique à la lettre le "ramenez vous deux fois et on a deux fois plus de chances de se souvenir de vous"… Ouais… mais normalement on attend quelques jours pour ça…

N'empêche que présentement, ce mec est encore devant moi et me sourit d'une manière abjecte tant il a l'air de se force à être poli et à bien paraître. Je ne sais pas pourquoi je le déteste autant. Ce doit être viscéral, ou encore c'est cette foutue sensation d'avoir sans arrêt deux yeux braqués dans le dos qui me mettent ainsi sur la défensive. J'ai du mal même à lui sourire. Au moins aujourd'hui, il y a du monde dans la boutique. Quatre personnes en comptant lui et moi. Moi derrière le comptoir, mon petit popotin posé bien fermement sur mon tabouret, lui juste devant, dangereusement penché sur la surface lisse, appuyé sur ses bras nus jusqu'aux coudes. Oh je n'ai rien contre les bras nus, moi-même je porte très souvent des t-shirts. Sauf que lui, je ne sais pas. La manière dont ses muscles saillent sous sa peau me donne des frissons, des frissons d'envie parce que moi je n'ai pas la chance d'être ainsi bâti, pas la chance d'être aussi grand… Par contre j'ai la chance de ne pas être bizarre, ce que lui, ne possède apparemment pas. Aujourd'hui, il porte toujours cet hideux vers de contact bleu clair avec la croix au centre, mais l'autre œil est caché par un bandeau noir. Pourquoi diable aurait-il besoin d'un cache-œil ? C'est pour le style, assurément, puisqu'hier il ne le portait pas. Mais quel style…

-Ne commettez pas encore l'erreur de le ranger dans la poubelle. Vous m'avez l'air d'un garçon plutôt étourdi, mais si vous y mettez un peu du vôtre, vous devriez arriver à le mettre dans le casier de votre patronne.

Je grince des dents. Je ne suis pas un étourdi ! Certes, peut-être parfois ! Mais je… oh ! Ce qui me frustre c'est qu'il sache que c'était délibéré mais qu'il continue à parler comme si sa salive était du miel plutôt qu'un acide des plus dangereux. Pourquoi est-ce qu'il agit ainsi ? S'il veut cet emploi, qu'il vienne lécher le cul du boss, pas le mien. Je n'ai pas d'influence ici !

-Bien m'sieur, je marmonne en m'efforçant de sourire de mon mieux. Je l'mettrai directement dans son casier ce soir, je dis en glissant le papier sous la vitre du comptoir, bien à sa vue pour lui montrer que je ne le jette pas.

Il sourit aussi et – Oh seigneur … horreur – étend la main pour me tapoter la joue, comme à un gamin, en affirmant que je suis un brave petit. Je frémis de dégoût. Ses longs ongles noirs m'ont effleuré ! Sa peau blanche comme la lumière même m'a touché ! Je ne peux pas retenir mon corps de se pousser brusquement vers l'arrière, faisant basculer le tabouret sur lequel je me trouve. Je me retiens de peine et de misère au comptoir pour ne pas chuter à mon tour, sous le regard malsain de l'homme qui me toise de toute sa hauteur.

-Il ne faudrait pas que vous vous fassiez mal jeune homme, dit-il, toujours souriant.

De quoi je me mêle ? Tu sais très bien, et je le sais, que c'est à cause de toi que j'ai failli tomber. Et cela ne t'empêche de t'enquérir de ma sécurité ? Dans le cul ! Je ne sais pas ce que tu cherches en t'imposant ici ainsi, mais tu ne l'auras certainement pas. Je le salue le plus aimablement du monde et le regarde quitter la boutique pour la deuxième fois. C'est bête, mais une fois qu'il est hors de vue, je ne peux m'empêcher de mettre le nez hors de la boutique pour m'assurer qu'il est bien parti. Surprise, il est adossé à une colonne pas très loin. Je crois avoir croisé son regard en direction de la boutique, mais je ne pourrais pas être certain de cela. Peut-être qu'il attend quelqu'un. Puis, en rentrant, je rigole. Qui voudrait être attendu par un type pareil ?

La journée se déroule sans autres incidents et il ne montre pas le nez une autre fois. Même, quand je ressors un peu plus tard, il n'est plus adossé à la colonne. Je soupire de soulagement. Tu te faisais des idées Alex. Du moins n'ai-je pas l'impression d'être observé en ce moment. Du moins demain est-ce vendredi, du moins est-ce ma journée de congé. S'il se pointe à nouveau, je ne serai pas là. Et à mon retour, le ciel soit loué, je pourrai parler à ma patronne et lui dire de se méfier de ce type.

-Il n'aura pas d'emploi ici, je souffle en déchirant son cv dans la poubelle de l'arrière boutique après avoir fermé la porte pour la fermeture.

La sensation d'avoir des yeux braqués sur mon dos était revenue.

Vilaine créature. L’espace d’un instant, je crus que tu allais transporter mon CV dans le casier de ton patron, mais tu hésitas durant une fraction de seconde et le déchiras, puis le jetas comme un vulgaire détritus dans la poubelle. Vilaine créature. Tu sais, dans mon plan, il y avait deux options : soit tu décidais de me laisser une chance en accomplissant un geste raisonnable, soit tu détruirais mon curriculum vitae comme vengeance à t’avoir touché. Je me doutais bien que tu opterais pour le deuxième choix, mais j’osais espérer. Ainsi, te posséder me sera beaucoup plus ardu. Un vrai défi. J’aime les défis, le sais-tu mon ange ? Non, tu l’ignores puisque tu ne me connais pas. De plus, je parierais mes verres de contact que tu n’aimerais pas ça, découvrir la personne que je suis, pouvoir placer des mots sur ma personnalité troublée. Non, tu ne le voudrais pas. Je le sais. Pourquoi ? Parce que je te connais, mon bel étalon. Oh oui, je te connais. Depuis combien de temps crois-tu que je t’observe, que je t’analyse, que je te contemple dans mon silence ? Deux semaines ? Un mois ? Deux mois ? Oh non…

Je te regarde fermer la boutique et trépigner d’impatience dehors en attendant des amis qui viendront bientôt te chercher. De ma cachette, je déguste la vue qui s’offre à moi. Ce que tu es beau dans cet accoutrement, avec cette coupe de cheveux désinvolte, avec ce visage peint d’assurance et d’amusement. Tes yeux, je les vois, pétillent de malice et de vitalité, tes lèvres brillent dû à tes piercings sexy.

-Je te veux, je souffle.

Une pointe de douleur compresse mon estomac lorsqu’une voiture s’immobilise devant toi. Non, ne t’en va pas, j’aimerais pouvoir te regarder encore et toujours jusqu’à ce que je meurs. Hélas, tu n’attends pas mes prières et, dans un grand éclat de rire, tu te faufiles dans l’automobile, jetant un coup d’œil curieux vers moi. Mais je suis caché, camouflé dans les ténèbres. Peut-être constates-tu que je suis là, car mon regard doit peser lourd sur tes épaules. Il démarre, tu files loin de moi.

Je t’ai vu pour la première fois il y a de cela un an. Et depuis, tu accapares mes rêves et mes pensées.

Le lendemain, à ton insu, je retourne à la boutique où je croise ta patronne. Nous discutons un long moment avant qu’elle ne décide de me passer immédiatement en entrevue. Sans doute n’as-tu jamais pris la peine de parcourir mon CV, mais il est plutôt spectaculaire. Je n’ai peut-être pas eu une dizaine de jobs, mais celles que j’ai décotées sont excellentes. Ta boss me demande les raisons pour lesquelles je voudrais travailler ici alors que j’ai déjà connu mieux qu’une carrière de vendeur. Je lui réponds que c’est pour mon plaisir, que la boutique me plait bien et que j’ai besoin d’un petit travail pour sortir le nez de chez moi. Elle semble m’apprécier et m’adorer, tu ne l’aurais pas cru possible, n’est-ce pas Alex ? Quel dommage, maintenant tu devras passer quelques heures avec moi, dans ce magasin.

Nous nous sommes croisés dans un supermarché. Tu étais avec ton père et vous étiez en train de vous chicaner à propos d’une boîte de biscuits. Celle que j’ai prise avant même que vous vous décidiez. Ensuite, tu étais devant moi dans la file d’attente, à la caisse.

Vendredi. Ma première journée ici. Je nettoie la vitrine de la caisse, écoutant les instructions de Katie, la patronne. Depuis ce matin, elle m’explique le fonctionnement et les règles du magasin, m’affirmant que les autres employés étaient adorables et que je m’adapterai bien à mon nouveau milieu. À toutes les fois où elle aborde ce sujet, je lui souris, confiant et serein. Je me fous de mes collègues, je veux Alexis. Néanmoins, je serai, envers eux, d’une politesse exemplaire.

La porte d’entrée s’ouvre et se referme. J’entends un bruit mât puis une exclamation aigue dès que j’oriente mon attention vers la gauche. Tu te tiens là, les bras ballants et la bouche béante, ton sac écrasé sur le sol.

-Mais qu’est-ce qu’il fait là, lui !

Bien franchement, je crois que j'ai raté un épisode. Je reviens de mon agréable week-end et quand je reviens, je trouve ce type – CE type – debout sur mon tabouret – comme s'il en avait besoin – pour atteindre une tablette très élevée. Je cherche des yeux ma patronne, et comme je ne la vois pas, je devine qu'elle est dans l'arrière boutique. Je passe en coup de vent derrière le sale type qui s'est incrusté et ouvre la porte de backstore comme si ma vie en dépendait.

-Qu'est-ce qu'il fait là c'grand weirdo ? je demande en posant mon sac par terre.

J'y vais doucement. Je ne ferais probablement pas un bon effet en me mettant à hurler sur un supérieur. Surtout elle. Elle est très gentille, mais quand on se frotte à elle, on découvre qu'elle est loin d'être fait de miel.

-Desmond ? Je l'ai engagé, dit-elle.

C'est tout ? Je profite de ce qu'elle a le dos tourné pour grimacer. Comment c'est possible ? J'ai pris grand soin qu'il ne reste aucune trace de ce fichu curriculum vitae. Je l'ai déchiré une fois à mains nues et caché sous d'autres déchets, puis passé dans le déchiqueteur … Trouvez l'erreur.

-Tu le connais ?

-Si je le connais ? je m'emporte malgré moi. Ça fait deux jours que ce type me harcèle et depuis qu'il s'est pointé, j'ai le bad feeling qu'il y a toujours quelqu'un en train de me suivre ou de me regarder.

Je l'avais déjà avant, mais depuis c'est plus intense. Elle laisse tomber doucement une boîte à ses pieds et se tourne vers moi en replaçant ses cheveux d'un geste sec derrière son oreille droite. Je sais qu'elle n'est pas énervée contre moi. Si elle l'était, elle aurait pris ses deux mains pour faire le même geste des deux côtés, en même temps et beaucoup plus sèchement que ça.

-Écoute Alex, on a un énorme besoin de personnel. On n'est pas assez pour tenir depuis que les deux temps partiel sont partis, et Desmond veut du temps plein. Il peut fournir pour les deux. Il est qualifié, plus que qualifié même. Alors si tu as un problème avec lui, tu laisses ça en dehors du travail.

C'est lui qui risque de ne pas laisser ça en dehors du travail, pas moi. Enfin, s'il est vraiment ce que je soupçonne qu'il est : c'est-à-dire celui qui me suit et m'observe depuis quelques temps. Je soupire et hoche la tête. Un temps plein … il va faire pratiquement les mêmes heures que moi. Il sera pratiquement toujours avec moi.

-Si un problème devenait sérieux, tu n'aurais qu'à m'en parler et je m'arrangerai pour vous faire travailler chacun votre tour. Mais d'ici là, tout reste comme ça.

Je hoche à nouveau la tête avant de retourner vers la porte. Comme je veux l'ouvrir, quelqu'un, de l'autre côté, me devance et manque de m'assommer. La tête de Desmond - … - s'étire dans l'entrebâillement.

-J'aurais besoin de renfort de l'autre côté. Il y a un amas de clients qui vient d'entrer.

-Je sais je sais … j'arrive monsieur mon collègue, je marmonne pour moi-même avant de le rejoindre de l'autre côté pendant que madame "je suis bien dans l'arrière boutique" s'occupe de la commande.

Ton père s’est alors retourné; je lui faisais de l’ombre. Puis, plissant les paupières d’un air mauvais, il marmonna quelques jurons et dévora des yeux la boîte de biscuits dans mon panier. Peut-être planifiait-il un plan où il faufilerait sa main parmi mes articles d’épicerie et attraperait la dite boîte. Cependant, vous avez commencé à vous crêper le chignon, une fois de plus. Le rouge sur tes joues te va à ravir, le sais-tu, mon cœur ?

Renfrogné, tu ne m’adresses guère la parole de toute la journée et celles à venir. Si je me tiens dans un coin de la boutique, tu vérifies toujours le nombre de mètres entre nous avant de te poster à un certain point. Oh bien, si j’ose m’approcher de ton être si désiré, tu recules, prétextant que tu dois nettoyer les pôles de la boutique, laver les vitrines, t’assurer que chaque vêtement soit dans l’ordre. Tu me lances régulièrement des coups d’œil soucieux, teintés de méditation. À quoi penses-tu, mon chou ? J’aimerais tant pouvoir lire les pensées qui peuplent ton esprit, connaître le moindre de tes secrets, tes plus intimes. Toutefois, je préfère rêvasser et espérer qu’un jour tu m’appartiendrais, qu’un jour je n’aurais plus à souiller un mouchoir, mais inonder tes entrailles. Quelle douce image.

La caissière patienta jusqu’à la fin de votre petite scène. Et tu t’en fuis. Loin. À ce moment, je me rappelle avoir voulu te revoir.

La patronne tente de nous rapprocher, mais tu refuses avec obstination de me témoigner un tant soit peu d’attention. Tu me blesses. Tu me déçois. Mais je m’y attendais. Mon visage t’apporte haine et révolte, dégoût et méfiance. Par contre, je demeure souriant et poli, ne m’hérissant point par ton comportement enfantin. La dame, notre boss, s’excuse de ton attitude, mais je lui assure que ce n’est rien, que tu devrais bientôt m’apprécier. À ces mots, tu t’étouffes furieusement et, les yeux écarquillés d’indignation, tu portes sur mon être une expression de pur mépris.

-J’ai dit quelque chose qu’il ne fallait pas, Alexis ?

Prononcer ton nom est un don du ciel. Je jubile presque. Je le savoure comme un morceau de chocolat fondant sur ma langue. Le grincement de tes dents résonne dans la boutique silencieuse, mais avant que tu n’aies le temps de me répondre, une légion de touristes débarque, hurlant et criant à tue-tête. Notre début de conversation devra se poursuivre une autre fois, malheureusement. J’aurais tant voulu entendre ta douce voix chaude et sensuelle, celle qui me procure moult frissons agréables et féroces.

Je visualisais ton doux visage lorsque je fermais les yeux, je rêvais à ton être lorsque je réussissais à m’endormir, je sentais mes viscères se tordent dès que je me disais que jamais plus je ne te reverrais. Le Dieu m’aima. Je te croisai.

Ce qu’il est bon de t’admirer sans devoir me camoufler dans un coin sombre. De plus près, je peux prendre note de chaque trait de ton visage si ravissant, entendre ta voix qui me comble tant et apprendre à mieux te connaître. En après-midi, la patronne décide de s’en aller et nous laisse faire la fermeture ensemble.

-Comment ça, tu pourras montrer à Desmond ce qu’il faut faire à la fermeture, dit-elle à Alexis qui était sur le point de riposter.

Quoi ? Tu ne veux pas être avec moi pendant une vingtaine de minutes ? Aurais-tu peur de quelque chose, mon loup ? Un sourire carnassier étire mes lèvres. Un sourire que je m’empresse de dissimuler à leur vue. Il ne reste qu’une trentaine de minutes avant la fermeture du magasin et tu sembles si concentré sur ta tâche d’étiqueter des nouvelles chemises pour homme que tu ne me vois pas arriver près de toi, tu n’entends pas mon souffle près de tes oreilles. Derrière toi, je fais mine de trébucher, ma main baladeuse se plaque contre l’une de tes fesses et tu sursautes violemment. Néanmoins, ce sursaut nous entraîne tous les deux sur le sol, moi sur toi.

Oh … Dieu…Tu es si près que je n’aurais aucune difficulté à t’embrasser.

Oh mon Dieu ! Enlevez cette chose de sur moi, je vous en prie, quelqu'un ! Faites vite ! Je cligne des yeux, encore sous le choc. Personne ne viendra. Bien sûr. Sinon des idiots, personne n'entre à cette heure, personne ne vient aussi près de la fermeture, surtout un jeudi soir comme aujourd'hui. Quand je pense que cette grosse patte dégoûtante a touché mon postérieur… j'en frémis de dégoût. Je n'exagère rien ! Cet homme m'inspire la plus profonde aversion, une haine profonde et, même si je ne l'avouerais pas à voix haute, une peur tout aussi profonde que le reste de ce qu'il m'inspire. Pas la moindre parcelle d'intérêt de ma part. Il ne fait même pas partie de ma décennie. Pour moi, c'est un vieux pervers qui a touché ma fesse, et qui maintenant est couché sur moi de tout son poids.

-Ford ! je grogne en poussant sur sa poitrine avec mes poings. Enlève-toi de là ! I can't breathe !

L'argument ne semble avoir aucun effet. Monsieur se laisse mollement peser de tout son poids sur moi. Il n'est peut-être pas gros, mais il est vachement massif et grand. Il doit bien peser 100 kilos rien qu'en muscles. Je me tortille sur le côté, puis, comme il ne bouge vraiment pas, j'en viens à me demander s'il ne s'est pas assommé en tombant.

-Ford ! T'es mort ?

Un petit ricanement me répond.

-Oui, et je suis au Paradis.

Imbécile. Je libère un de mes bras pour le frapper derrière la tête. Lui semble s'amuser. Il rigole en se relevant et en époussetant ses vêtements. Il s'offre pour secouer la poussière qui est sur moi mais je le repousse vivement. Je peux très bien m'occuper de ça moi-même. Quand je rentre chez moi ce soir, c'est en taxi. Je n'ai pas envie de marcher dans la rue et de sentir encore une fois des yeux dans mon dos. Quoi qu'il en soit, une fois dans ma chambre, j'ai la certitude que quelqu'un se trouve pas très loin de la maison, ou alors qu'on pense à moi avec un peu trop de force.



C'est avec les yeux cernés que je rentre au boulot ce matin. Desmond est en congé, que je constate en regardant l'horaire. Je pousse un cri de triomphe. Je vais pouvoir passer une journée normale au travail. Une journée comme celles que j'avais avant. J'exécute, malgré la fatigue, quelques petits pas de danse joyeux en sortant de l'arrière boutique. Les clients me regardent en souriant, je leur rends leur sourire, en dix fois plus heureux. Oui. Je me sens bien aujourd'hui. Pas de Desmond pour me faire chier.

-Alex ? j'entends vers le milieu de l'après-midi.

Je me raidis en entendant cette voix grave et mécontente. Non. Tout mais pas ça. Ce n'est pas Desmond, c'est pire. C'est pire que tout. Je me retourne lentement, craignant ce que je sais trouver derrière moi.

-Salut l'père, je marmonne. Qu'est-ce que tu fous là ?

Ma patronne me fait signe qu'elle va s'occuper des clients. Elle me connaît, elle connaît mon père. Je sais que j'ai le droit de sortir de la boutique le temps d'affronter l'ouragan Sidney. Je pose un cintre et une paire de pantalon sur le comptoir et marche vers la sortie avec le père. On s'arrête quelques mètres plus loin.

-Qu'est-ce que tu veux ? Qu'est-ce qu'il a encore fait ton fils ?

-Toi rien, mais tu me dois quelques explications.

Je penche la tête sur le côté, me gratte la nuque. Qu'est-ce qui se passe ? Le père me met un papier sous le nez. Je recule un peu pour pouvoir lire, et je sens le rouge qui me monte aux joues. Ce qui est écrit là est absolument obscène, quelque chose à faire rougir une bonne sœur, ou moi. Je m'arrête avant la fin.

-C'est quoi ?

-C'est signé "l'homme de ta vie, mais tu ne le sais pas encore" ! C'est qui ce type ? Qu'est-ce qu'il veut à mon fils ?

Je hausse les épaules. Franchement, aucune espèce d'idée. Tout ce qui me vient à l'esprit, c'est que c'était la st-valentin cette semaine. L'homme de ma vie … Celui qui a écrit ça doit me détester pour avoir envoyé ça chez moi. À moins qu'il ne connaisse pas mon père…

On dit souvent que la beauté vient du cœur et non de l’enveloppe charnelle des êtres humains, que le traits harmonieux d’un visage ne rivalisent guère avec le caractère, avec la personnalité d’une personne, que nous devrions observer plus en profondeur au lieu de se languir sur l’apparence physique. Prenons par exemple cette jeune fille qui essaie quelques vêtements de la boutique. Ta cliente est, si l’on peut dire, d’une certaine beauté avec ce corps élancé et féminin qui doit attirer le regard des garçons. Toutefois, sa manie de se déhancher dès que tu t’approches d’elle pour lui tendre une chemise ou une jupe démontre chez elle un tempérament de salope. Par contre, les gars aiment ça, ce type de fille qui écarte les cuisses, qui ne réfléchissent qu’avec le quart de leur lamentable cerveau, qui s’occupent uniquement de parfum, de manucure, de leur image. Les aimes-tu, ces filles idiotes dont la cervelle se mesure à la grosseur d’une arachide ? Non. J’ai la conviction que cela te dégoûte plus que moi. Je t’ai bien observé, mon oisillon, les filles n’ont pas le droit de te frôler, les filles soupirent sur ton passage, mais tu ne leur accordes même pas une parcelle d’attention.

-J’trouve qu’on voit pas assez mes seins, minaude la cliente en se trémoussant devant Alexis. T’en penses quoi ?

Ce dernier écarquille les yeux, entrouvre les lèvres d’hébétement et gratte sa nuque d’incompréhension. Je me détourne de ma tâche - consistant à faire l’inventaire de la boutique – pour zieuter l’adolescente avec irritation. Sale garce, croit-elle que le rougissement sur de tes joues est dû à la confusion, à l’envie de plonger ses grands yeux dans son profond – très profond, je pourrais même voir son nombril – décolleté ? Non, ton embarras vient sans doute du fait que tu ne tolères aucune vue obscène. Quelle pudeur, c’est adorable. Je souris pour moi-même.

-C’est la seule chemise que nous avons ayant une échancrure aussi prononcée, j’annonce à la cliente en ignorant à la perfection ton regard noir.

Je sais…Tu n’aimes pas qu’on interfère entre tes client et toi, mais seulement regarde-toi présentement…On dirait un puceau qui vient d’être témoin d’une scène particulièrement bestiale entre un couple de sadomasochiste. Je ne fais que t’aider, mon trésor. La fille boude un peu avant de se faufiler dans sa cabine d’essayage où elle enfile ses propres vêtements. Tu fais une magnifique vente. Bravo, mon chou. Pour ma part, je ne reste pas près de cette biche et m’en vais me terrer dans l’arrière boutique afin de poursuivre l’inventaire du mois. C’est lorsque je dépose le paquet de feuilles sur la petite table que tu pénètres dans la salle comme un ouragan en furie.

-J’aime pas quand tu interviens quand…
-Je sais…Je sais.

Ce que tu peux être beau avec ta chevelure en bataille, tes traits tirés par l’épuisement et la frustration. Je fais un pas dans ta direction, l’ombre d’un sourire sur les commissures de mes lèvres. Tu croises les bras sur ta poitrine dans un air de défi. Jolie chose. Serait-ce le moment ? Il n’y a plus personne dans la boutique, nous sommes seuls, c’est bientôt la fermeture. Mon cœur se débat furieusement au moment où je me poste devant ta sublime personne. Tu déglutis faiblement tout en me toisant avec intensité. Tu te demandes ce que je suis en train de faire, sans aucun doute. Tu analyses la distance entre nous et, comprenant que nous sommes soudainement trop proches l’un de l’autre, tu fais un pas de recul, ton dos rencontrant un mur. Je m’incline, appuie une main près de ta tête et effleure tes lèvres des miennes. Tu sembles effrayé, mon amour…

-Quelque chose ne va pas, Alexis ? je demande dans un râle sensuel.

Lui ! Je vais le tuer ! Le pendre par les couilles et lui arracher la tête à mains nues ! Je désire sa mort plus que tout ce que j'ai pu désirer jusqu'ici. En ce moment, coincé entre le mur et Desmond, je n'ai pas d'autre envie que celle de le faire souffrir, et ce, avec un sadisme que je ne me connaissais pas. C'est lui qui a osé envoyer cette saleté de bouquet chez nous. Cet infâme bouquet que mon père a vu. C'est à cause de lui qu'il ne me lâche plus depuis une semaine. Oh Alex, quand est-ce que ton amant va se joindre à nous ? Oh mon fils, il devient une foutue tapette à force de travailler dans ce magasin de tapettes ! Oh Alex, tu feras la vaisselle, c'est un travail de femmes ! Si tu n'avais pas lâché l'école, on n'en serait pas là. Mais bien sûr le père … Je n'ai pas d'amant ! Je lui ai répété je ne sais plus combien de fois que j'ignorais qui était l'imbécile qui m'avait envoyé les fleurs, sans doute un petit comique qui voulait me mettre dans la merde. C'était réussi. Et maintenant, ici, là, dans l'arrière boutique du X2o, tout s'éclaire.

La bouche de Desmond se trouve à même pas un millimètre de la mienne, ce qui provoque un frôlement désagréable quand je ne fais que respirer. Vous comprendrez que je retiens mon souffle avec zèle, autant que je le peux. Je hais ce type. Je savais qu'il n'était pas net. Je me sens coincé, et surtout, je ne veux pas répondre à sa question, parce que ça provoquerait la friction de nos lèvres. Et ça, je ne le veux pas. Je ferme hermétiquement la bouche, me tasse sur moi-même, essayant de me faire le plus petit possible. Son immense silhouette, son bras sur le mur à côté de mon visage … Il m'empêche de partir simplement vers la porte et m'éloigner de lui.

-À quoi tu joues, Ford ? je demande une fois que je suis sûr et certain que nous ne nous effleurerons pas.

Il sourit. Je l'ai en gros plan devant mes yeux son ignoble sourire. Ses piercings brillent sous mes yeux, ses yeux brillent aussi, mais d'un éclat pas du tout naturel. Si je me fie à ce que j'ai vu des garçons reluquant les pétasses dans les rues, c'est à peu près l'équivalent, la bave sur le menton en moins. Je frissonne. Dégoûté. Pourquoi Desmond me regarde-t-il avec cet air là ? Il me fiche la trouille. Il fait un pas en avant, presse son corps massif contre le mien, petit et chétif.

-Oh, mais je ne joue plus, Alex. J'ai assez joué.

Mais qu'est-ce qu'il raconte ? je songe en faisant une légère grimace et en détournant la tête vers la gauche afin d'éviter ce qui me semble être une tentative de baiser. Sa bouche se plaque contre ma joue, et juste ça suffit à me faire hérisser les poils sur les bras. Dégueu !!! Sa bouche est froide, mais c'est probablement à cause des billes de métal.

-Laisse-moi tranquille, Ford, je grogne en essayant de le repousser.

Essayer est le verbe juste, parce que ça ne marche pas du tout. Il est beaucoup trop lourd, et beaucoup trop musclé. Et moi, je suis, comme le dit si bien le père, trop maigre et pas assez musclé. Je grince des dents, fixant obstinément une étagère à côté de nous. Mon cœur bat à une vitesse folle : il me donne des nausées et pousse mon taux d'adrénaline à fond. Quand sa main attrape mon menton pour me tourner le visage vers lui et qu'il pose avec fermeté sa bouche sur la mienne, mes yeux s'écarquillent d'horreur. Mais c'est quoi ce monstre ? Non, ça veut dire non ! Pas "peut-être" ou "oh mais c'est comme tu veux". Je crie, mais ce cri est étouffé par sa langue qui se jette sauvagement dans ma bouche, couvrant la mienne et essayant de la dominer, de s'enfoncer jusque dans ma gorge. Je prends à peine conscience du coup de poing que je lui envoie, mais j'entends clairement un os craquer. À lui ou à moi, je n'en sais rien, parce que je suis déjà hors de l'entrepôt, courant vers la sortie du magasin pour rentrer chez moi. C'est une fois dans mon lit que je réalise que mon poignet ne me fait pas mal : ce doit être son nez qui a craqué.

Tu es parti si vite. Je n’ai pas pu te retenir, te ramener contre moi, t’embrasser une nouvelle fois. Tes lèvres sont aussi douces que la soie la plus pure, aussi savoureuses que le plus tendre des miels, aussi belles que ton être entier. Je te trouve cruel, mon chou. Je n’aime pas que tu t’enfuis de moi, que tu me laisses seul ainsi, que tu me frappes. Lentement, mes doigts vont tâter mon nez ensanglanté, une douleur fugace me transperce dès le contact de ma main, m’occasionnant un rictus mauvais. Mon ange, comment peux-tu oser lever la main sur moi après ce baiser que nous avons échangé. Je suis pourtant certain que tu as apprécié le contact humide ma langue sur la tienne, de mes lèvres plaquées contre les tiennes, de nos deux corps se fondant l’un dans l’autre avec ferveur. Peut-être ne l’as-tu pas remarqué, mais l’une de mes mains a agrippé ta hanches et te pressais contre moi, avec la ferme intention de t’attraper une fesse un passage. Tu es parti avant. Tu me déçois. Tu me blesses, Alex.

Je suis seul dans la boutique. Je m’empresse donc de nettoyer mon nez et mon visage teinté d’un rouge vermeille dans le miroir de la salle de bain lorsque je constate une chose, ma foi, assez étrange. Mon nez ne comporte aucune fracture visible, ni bosse, ni éraflure, ni enflure. Même le toucher n’est plus aussi sensible que tout à l’heure. Peut-être ai-je halluciné la douleur procurée par le poing d’Alex, de mon amour. Je fronce les sourcils et, mécontent, je crache quelques jurons bien choisis. Alex va regretter de s’être dresser devant moi, regretter d’avoir piétiné mon plan, regretter de m’avoir repoussé avec autant de brutalité. Il n’aime pas les femmes, cela se voit des kilomètres à la ronde. Je souris.

Mon pauvre chou, tu es terrorisé d’être courtisé par un homme de ma condition. N’est-ce pas une chance pour toi de connaître une nouvelle saveur, un nouveau plaisir, une nouvelle vie ? Je t’offre cette possibilité, mais tu refuses, têtu. Crois-moi, je saurais te mettre à mes genoux, tu me supplieras de t’aimer, d’accepter ton amour pour moi. Je souris plus vilement. J’ai tant envie de toi, de ton corps et de ton âme. Je rêve du jour où je te posséderai entièrement, où tu deviendras mon bien le plus précieux, l’être que je chérirais. Je ricane amèrement en revenant dans la boutique avant de procéder à l’inventaire. Peu de clients font irruption dans la boutique au courant de l’après-midi. Des amis d’Alex font une petite apparition, sinon je ferme la boutique sans qu’aucun problème ne survienne.

Comme à l’accoutumée, je me rends à la maison d’Alex, épiant les fenêtres dans l’espoir de le voir surgir. Mon vœu est exaucé, il tire les rideaux de sa chambre et fixe la rue, songeur. Il s’éloigne, il revient, il repart, il s’avance à nouveau, puis disparaît. Que tu es beau, mon ange. Je souris pour moi-même avant de rebrousser chemin et de me rendre à mon appartement. Un jour tu seras à moi.

-Alex ? demande alors la patronne le lendemain. Tu n’as pas fait ta journée, hier ?
-Euuh…, répond celui-ci en me dardant un coup d’œil noir.
-Alex n’était pas très bien, madame, je fais sur le ton de la conversation. Je lui ai permis de se retirer pour la journée.

Alex et moi échangeons un long regard où je lui adresse un sourire pervers et un bisou. Mon collègue s’empourpre et se précipite dans l’arrière boutique en mugissant des imprécations virulentes.

C'est avec un soulagement profond que je quitte la boutique à la fin de la journée. Et le cœur léger. C'est ça l'important. Le cœur léger parce que la patronne m'a accordé une semaine de congé, avec possibilité de prolonger si je ne me sentais toujours pas mieux après ce temps de repos. Je l'ai bénie, lui ai collé trois baisers sur les joues, et suis parti terminer ma journée avec un petit sourire absent collé au visage. Une semaine chez moi. Une semaine à sortir dans les endroits qui me plaisent. Mais surtout, une semaine loin de Ford. Près de mon père, certes, mais loin de Ford. C'est non négligeable, ça.

Il m'a dit, avant que je parte, qu'il allait s'ennuyer sans moi pour animer ses journées. C'est plutôt lui qui anime les miennes avec ses numéros de pervers psychopathe aliéné… Je n'ai aucun regret de ne pas voir entrer d'argent dans mon compte pour la semaine. De toute façon, mes billets pour des raves sont déjà payés, et je ne sortirai pas beaucoup. Quand je sors, j'ai toujours l'impression qu'il est derrière moi, à m'épier. Absurde direz-vous. Mais moi, ça m'empêche de marcher en paix dans les rues de la ville.

Une fois arrivé à la maison, je me fais couler un bon bain chaud, accaparant la salle de bain pendant une bonne heure et demie. Rien de trop beau pour un petit Alex en mal de vivre. Bien sûr ça fait enrager ma sœur, qui voudrait bien récupérer ses accessoires pour les cheveux avant d'aller se coucher. Mais moi je m'en fiche. À un moment, elle m'a menacé d'ouvrir la porte, mais je n'ai eu qu'à la menacer en retour de lancer son plaquer dans la toilette pour qu'elle me fiche enfin la paix que je reçoive enfin le repos tant mérité. Tant recherché, dirais-je. Et personne, personne je dis bien, n'aurait pu me tirer de ce bain avant que je ne le décide.

Une serviette enroulée autour de la taille, je retourne dans ma chambre après m'être passé un petit coup de peigne dans la crinière. Puis, c'est direction le lit, sans artifices de plus. Pas envie de me brosser les dents, pas envie de mettre un pyjama. Seulement envie de m'écraser lourdement et de dormir, ce que je fais dans la seconde suivant celle où ma tête se pose mollement sur l'oreiller.

[topic à suivre…]